Une épave qui parle ! ou l'évolution de la bouteille de Champagne
À l’été 2010, le repêchage de 168 bouteilles de champagne enfouies dans une épave gisant au large des îles Åland, en mer Baltique, a eu un retentissement mondial. Présentées d’abord comme contemporaines des années 1780, puis datées avec précision du tournant des années 1830-1840, ces bouteilles furent produites, probablement à destination du marché russe, par les maisons Juglar – aujourd’hui disparue –, Veuve Clicquot-Werlé et Heidsieck & Co. Après ouverture et dégustation par des œnologues, 70 d’entre elles ont été déclarées en état d’être consommées, puis rebouchées à neuf dans la perspective d’une vente aux enchères. À la faveur de cet événement, on s’est émerveillé devant la qualité de ces vins, mais on a prêté beaucoup moins d’attention au contenant, sans doute parce que tout le monde, aujourd’hui, est habitué à voir les vins voyager en bouteilles de verre à travers l’Europe et le monde. Pourtant, cette réalité matérielle est le résultat d’une remarquable évolution historique, qui n’était pas encore arrivée à son terme à l’époque où ces champagnes furent commercialisés.
De fait, la bouteille est restée longtemps cantonnée à un rôle marginal dans le monde des échanges. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, à peu près partout en Europe, la quasi-totalité des boissons – bières, cidres, vins et spiritueux – comme des autres liquides comestibles – huiles et vinaigres de table – sont vendus en gros et transportés au loin dans des tonneaux de bois de toute forme et de toute contenance. Le négoce ignore donc la bouteille, ou l’utilise tout au plus pour l’envoi d’échantillons, qui permettent aux acheteurs de goûter les produits sans avoir à se déplacer. Pour le reste, l’usage de la bouteille se concentre en bout de chaîne : elle est le récipient de la vente au détail que le marchand ou l’aubergiste remplit au tonneau à la demande du client, et encore n’est-elle pas le plus répandu, car sa capacité paraît souvent mal garantie aux yeux du public et des autorités ; elle est un objet de la vie domestique que les particuliers emploient à table ou à la cuisine, sans avoir toutefois la distinction de la carafe ou d’autres récipients ouvragés.
Ce n’est qu’au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qu’un changement de grande ampleur s’amorce, du moins dans le commerce des vins. En France en particulier, les progrès accomplis dans la vinification font que certains bourgognes, bordeaux ou champagnes rouges vieillissent de mieux en mieux, notamment lorsqu’ils sont conservés en bouteilles, fermées de préférence par un bouchon de liège, éventuellement recouvert d’un capuchon de cire. En outre, les champagnes blancs mousseux, qui connaissent un vif succès dès leur apparition, imposent peu ou prou un conditionnement en bouteille. Or, cette émergence des vins de qualité profite des progrès de la verrerie : alors que la plupart des bouteilles du XVIIe siècle étaient presque aussi fines que des verres à boire, au point de devoir être clissées, c’est-à-dire doublées d’une enveloppe d’osier pour les protéger du moindre choc, celles du XVIIIe siècle gagnent en épaisseur et en solidité. Cependant, cette amélioration est progressive et la production reste longtemps inégale, ce qui est surtout fâcheux pour les champagnes mousseux : les années où le vin est spécialement effervescent, jusqu’à un tiers des bouteilles, voire davantage, peuvent éclater de manière spontanée. Mais, outre que la casse recule au fil du siècle avec l’élévation de la qualité du verre, jamais elle ne dissuade les acheteurs.
Il est vrai que les vins de qualité conditionnés en bouteilles sont aussitôt adoptés par les élites européennes, qui en font un objet de distinction
sociale dès les premières décennies du XVIIIe siècle. On sait que la demande de la haute société britannique joue un rôle moteur dans l’exportation des grands crus de Bordeaux sous cette forme, même si, longtemps, l’embouteillage n’est pas l’affaire des châteaux de production, mais des négociants en vin. On peut aussi rappeler que deux des plus célèbres tableaux contemporains où l’on voit des bouteilles de vin à table, Le déjeuner de jambon de Lancret et Le déjeuner d’huîtres de Troy, représentent l’un et l’autre des agapes aristocratiques. Du reste, ces tableaux sont des commandes de Louis XV en personne, pour l’aménagement de ses petits appartements à Versailles en 1735. Par un hasard, qui, au fond, n’en est pas tout à fait un, cette année est précisément celle où la monarchie s’efforce de réglementer la bouteille : une déclaration fixe pour tout le royaume, et donc aussi pour l’exportation, la contenance à 1 pinte (0,93 litre) et le poids de verre à 25 onces (0,98 kilogramme). Quoique cette tentative d’uniformisation se heurte à des obstacles et laisse subsister une grande variété de formes dans les bouteilles, elle témoigne d’une volonté de garantir la capacité et la solidité de ce récipient, au bénéfice du consommateur et du commerce.
Pour autant, la suprématie de la bouteille est encore loin d’être assurée à la fin du XVIIIe siècle : son coût et son poids l’empêchent évidemment de conquérir le marché des liquides ordinaires, mais ils l’empêchent même de régner sans partage dans le domaine des boissons de qualité. Ainsi, dans le traité de commerce franco-russe de 1787, dans lequel sont notamment fixés les droits de douane appliqués aux champagnes et aux bourgognes entrant en Russie, une claire distinction est maintenue entre ceux qui arrivent en barriques et ceux qui arrivent en bouteilles, alors que la clientèle de ces vins est indéniablement aristocratique. Plus éloquent encore, le basculement du commerce des cognacs, des tonneaux vers les bouteilles, n’a pas lieu avant les premières décennies du XIXe siècle, alors que cette boisson a connu un prodigieux essor qualitatif et commercial au cours du XVIIIe siècle.
Quant à ces bouteilles de champagne sorties de la Baltique dont je vous parle en début de texte, bouteilles apparemment si familières, elles ne sont pas tout à fait les nôtres. Leur bouchon était encore de ceux qui se maintenaient avec des ficelles et non des muselets de métal, elles ne portaient pas d’étiquette d’origine, ce qui était la règle à cette époque : l’identification de leur maison de production a d’ailleurs exclusivement reposé sur les marques à feu imprimées sous les bouchons.
Il fallut encore des décennies pour que la bouteille devienne, techniquement et commercialement, le récipient usuel des comestibles liquides. C’est dire si, malgré sa grande ancienneté et son apparente banalité, la bouteille de verre est le produit d’une longue aventure européenne, dont l’élan décisif a été donné au XVIIIe siècle.